Excellences,
Madame la Conseillère nationale,
Madame la Conseillère aux Etats,
Monsieur le Conseiller aux Etats,
Madame la Présidente de la Fondation Charlotte Kerr Dürrenmatt,
Monsieur Pierre Dürrenmatt,
Mesdames et Messieurs en vos titres, qualités et fonctions,
Chères lectrices, chers lecteurs,

Il ne faut pas trop croire à la mort. Elle paraît inévitable, ligne d'horizon qui mettrait, à un moment précis, un terme définitif à la vie. Mais l'humanité s'affaire depuis toujours et sans cesse à trouver des subterfuges, des ruses, pour en déjouer le verdict implacable.

Il en va ainsi des mots, des mots écrits, qui continuent de produire leur effet, de le renouveler même, à travers le temps.

Ces mots, souvent, se cherchent, se transforment, avant de trouver leur forme définitive, leur éclatante formule. Brouillons, plans, versions successives, corrections, ajouts, biffures, béquets, remords, c'est toute la fabrique du texte qui a renouvelé notre approche de la littérature, notamment par la critique génétique comme étude du processus créateur, et c'est exactement cela qui se trouve au cœur de la mission des Archives littéraires suisses, dont Friedrich Dürrenmatt, qui nous reçoit ici chez lui, a été l'inspirateur et, par son énergie, le fondateur.

Dans les travées de la Bibliothèque nationale, dans les profondeurs des caves, se trouvent les archives de Peter Bichsel, S. Corina Bille, Jacques Chessex, Anne-Lise Grobéty, Hermann Hesse, Patricia Highsmith, Agota Kristov, Hugo Loetscher, Meret Oppenheim, Alice Rivaz, Rainer Maria Rilke, et bien d'autres, dont certains encore vivants et bien vivants.

On y trouve aussi tout le fonds Blaise Cendrars, ses valises, ses machines à écrire, et qui oserait dire aujourd'hui que les mots de Cendrars sont morts ? Qui dirait que ses mots ne nous parlent pas, ceux de L'Or par exemple, ce formidable roman dont on fête en 2025 le centenaire, évocation et éclairage en accéléré de la nature sauvage et brutale de l'Amérique du Nord dans sa fièvre d'exploitation de la terre et de ses ressources, dans sa folie oublieuse des règles et des lois quand il en va de son profit, de son opulence vite indécente.

Mesdames, Messieurs,

Oui, ces mots, ces mots mis en beauté nous parlent, ils nous parlent plus que jamais peut-être, ils nous aident à penser le monde et les histoires souvent répétitives de l'humanité dans ses configurations de pays.

Les grands écrivains sont ceux qui ont su trouver un angle de vision, imprimer un rythme à la langue, et produire de la métaphore.

Car la métaphore aide à voir, elle aide à penser. Cela peut prendre parfois la forme de la fable, et je pense ici à Die Panne, La panne, cette histoire simple aux retentissements complexes, comme une plante lyophilisée qui développe sa puissance dans la tête du lecteur et nourrit son irrigation. Alfredo Traps, c'est tout un chacun. Un homme de son époque, à l'affût des bonnes affaires, et tributaire de sa bagnole (là, le monde a un peu changé, heureusement).

Quelque part du côté du Gothard, sa Studebaker connaît un problème de moteur. On connaît les garagistes, c'est toujours plus compliqué qu'il n'y paraît, et l'automobiliste doit s'arrêter pour la nuit. L'hôtel qu'il connaît de réputation est plein, en raison d'un congrès.

On le met sur la piste d'une chambre d'hôte, et le voilà bientôt engagé dans l'étrange jeu d'un procès, un procès fictif bien sûr, avec des interlocuteurs à la retraite, un juge, un procureur, un avocat, tout cela c'est pour rire, c'est un jeu, mais un jeu aux conséquences tragiques.

Précisément, peut-on jouer avec la justice ? Ou jouer la justice ? La question est abyssale, et non moins celle de la culpabilité ontologique. Tout un chacun, dès lors qu'on en fait un coupable, est coupable.

La Panne, à l'origine une nouvelle dont la force de détonation vaut un ample roman, tient son rang de chef-d'œuvre dans le panorama de la littérature mondiale.

C'est encore la justice, somme toute, qui est au cœur d'un autre chef-d'œuvre, La Visite de la vieille dame : le retour tardif de Claire Zahanassian devenue richissime dans la petite ville très endettée de Güllen où elle a passé sa jeunesse et qui l'a autrefois bafouée. Une pièce à la fois burlesque et tragique, sur le thème d'une communauté prête à tuer et même à s'entretuer par appât du gain : une société où la justice, le droit, et même la compassion sont sacrifiés sur l'autel de l'argent et du pouvoir.

Qui niera, là aussi, que les mots de Dürrenmatt vivent d'une pleine vie et continuent de résonner fortement dans les temps sombres que la planète traverse, çà et là ? Qui prétendra que les mots de Dürrenmatt sont morts ?

Mesdames, Messieurs,

Toute proportion gardée et dans un tout autre registre, cette Visite peut faire penser au magnifique roman de Charles Ferdinand Ramuz, La beauté sur la terre, à savoir l'exploration de ce qui peut advenir dans une communauté (village, ville) quand une femme y fait brusquement irruption et dérègle des équilibres hypocrites qui cimentent le vivre-ensemble.

Dürrenmatt livre une version plus macabre, portée par la vengeance quand Ramuz utilise plutôt l'innocence comme moteur. Mais c'est un même constat : la communauté est fragile, elle est porteuse de secrets, de désirs cachés, de mensonges, de cupidité, de lâchetés. Les plus grands, de Peter Brook à Giorgio Strehler, ont donné leur vision de la pièce, jouée depuis des décennies dans le monde entier.

Il y aurait tant à dire sur l'œuvre protéiforme de Dürrenmatt, qui a su, avec économie et souci d'efficacité, dire son époque dans la dimension contemporaine et tout autant dans la dimension transhistorique qui va toucher au profond de la nature humaine.

Je pense à des livres comme Le Tunnel, La Promesse, Le mariage de Monsieur Mississippi, Les Physiciens, ou encore ce grand ensemble qu'est Labyrinth, traduit en français sous le titre de La mise en œuvres (avec un pluriel à œuvres, on se demande s'il n'aurait pas fallu avoir plus de confiance en la version originale).

Ce Labyrinth, en tout cas, nous rappelle que Dürrenmatt avait une autre passion dans sa vie, fondée en activité créatrice.

Dans son œuvre peinte ou dessinée ou aquarellée, il a notamment évoqué la figure du Minotaure dans le labyrinthe, avec toutes sortes de variations parfois sarcastiques.

La mythologie grecque est une ressource, et ce sont les Centaures, Prométhée qui défilent, ou ailleurs Atlas, Babel. Toutes les techniques sont utilisées, huile, gouache, dessin, collage, lithographie, gravure, portrait ou autoportrait, visions à la Goya, à la Piranèse, à la William Blake, scènes oniriques, parfois cauchemardesques comme « Le Boucher universel », souvent ironiques et crépusculaires comme « L'ultime assemblée générale de l'établissement bancaire fédéral », autant dire mes bons voisins à Berne.

Chez Dürrenmatt, la peinture ou le dessin ne sont pas un hobby, une diversion ou un vagabondage, mais une pratique continue, et d'emblée présente.

Mesdames, Messieurs,

Le jeune Friedrich savait que la création serait le moteur de sa vie, il n'avait aucun doute là-dessus, mais il hésitait entre les arts, ceux de l'écriture, ceux de l'image, tous habités par la vision et l'épiphanie : ce qui, du temps qui s'écoule, du temps présent et du temps passé, fait vision pour qui sait regarder et saisir l'instant révélateur, le moment de vérité.

Le Centre Dürrenmatt Neuchâtel où nous nous trouvons (chez lui, je le redis !) est le lieu confluent de ses pratiques artistiques et je n'évoque pas ici la présence de la musique, multiple, dont une exposition qui ouvre aujourd'hui évoque l'importance, à travers notamment l'épouse de Friedrich, Lotti Geissler.

Ce Centre est aussi en soi la Suisse réunie. Celle alémanique par les origines et la langue de son auteur éponyme. Celle romande par son emplacement. Et celle italienne par vous, Mario Botta, et votre splendide intervention architecturale pour permettre le passage harmonieux d'un espace privé à un espace public, tout en conservant l'esprit des deux.

Ce lieu, comme les Archives littéraires voulues par Dürrenmatt, sont comme un résumé du projet fédérateur qui nous anime, auquel s'ajoute bien entendu le si précieux romanche.

Il me revient aujourd'hui, conseillère fédérale jurassienne, de prononcer un discours sur Friedrich Dürrenmatt, ce bernois certes si peu conventionnel, et néanmoins si peu convaincu des velléités de création d'un 26e canton.

Peut-être y percevait-il une manifestation intransigeante et intolérante de nationalisme, ou de régionalisme, et la violence inhérente au militantisme pouvait lui répugner. Dürrenmatt n'avait l'esprit ni d'adhésion ni d'adhérence. Il avait au contraire le penchant de la distance critique, nourrie d'une ironie salvatrice et d'un sens amusé de la provocation.

Mesdames, Messieurs,

J'en viens à présent à un souvenir très fédéral. Pas le mien (où étais-je ce jour-là ? devant ma télévision peut-être, par hasard). Friedrich Dürrenmatt, le 22 novembre 1990, prononce à Zürich, devant un parterre qui réunit tous les dignitaires du pays, un discours pour la remise du prix Gottlieb Duttweiler à Václav Havel, homme de théâtre, ancien dissident et résistant devenu président d'une Tchécoslovaquie à peine libérée du joug soviétique.

Il s'installe, debout, derrière un pupitre en bois, et d'un ton patelin, impavide, lit ses mots d'écrivain anti-conventionnel, où se retrouvent, emblématique et saisissant, son sens de la métaphore. Après une évocation des duretés et des périls traversés par Havel, il produit une image, déconcertante, dérangeante.

La Suisse, parangon de démocratie, ne serait au fond qu'une prison, une vaste prison qui réussit à faire oublier sa nature carcérale et dont chaque citoyen serait son propre geôlier, attentif à minutieusement refermer à clé la porte de sa cellule chaque soir.

Il y a de la drôlerie dans ces propos. De l'excès aussi. De l'impertinence. Et de la pertinence.

« Qui n'aimerait pas être détenu dans une prison où on est libre ? » questionne-t-il avec malice.

Certains s'offusquèrent. Mais que deviendrait une société qui renoncerait à se distancer ? C'est là le rôle des artistes, des créateurs, qui nous font rire, qui nous font pleurer, qui nous font parfois grincer. Leur liberté est la nôtre, elle en est même la condition.

Au demeurant, Friedrich Dürrenmatt aimait la Suisse, il en était fier, et il avait un profond attachement à la démocratie, à la tolérance entre langues et cultures, à une certaine modestie du pays. Il faut aimer pour critiquer.

Une critique qui n'est pas fondée sur une forme d'amour et d'empathie est une critique stérile, destructrice. Le grand homme connaissait son pays et ne cessait d'ausculter son cœur. Et à juste titre, il faut le dire, des fiches il se ficha.

Quand le pays se divisa, il prit des positions fortes, courageuses, n'y allant pas par quatre chemins, et donnant une nouvelle fois toute leur efficacité à ses mots, acérés comme des flèches, vibrants comme des métaphores.

Mesdames, Messieurs,

Il y a néanmoins un langage commun entre toutes les régions : c'est le football. Friedrich Dürrenmatt en était connaisseur et amateur. Autant que l'échiquier, il aimait le terrain vert, ses lignes blanches, ses cages, sa chorégraphie.

L'écrivain Bernard Comment me racontait récemment qu'il avait, enfant âgé de 6 ou 7 ans, joué au football avec Dürrenmatt, dans une propriété du bord du lac de Neuchâtel, et il se souvenait de cet homme rondouillard et bon enfant, impressionnant par ses grosses lunettes noires et ses pieds très blancs, potelés, que le grand auteur, au milieu de la joyeuse torée, avait révélés en enlevant ses chaussettes et en retroussant son pantalon pour rejoindre la partie.

Par fidélité à son port d'attache de Neuchâtel, Dürrenmatt entretint une relation intense avec le club de Xamax, ce délicieux palindrome au goût de Sugus à la framboise.

On peut supposer qu'il eut des conversations étincelantes avec Gilbert Gress, druide alsacien des surfaces et parfait connaisseur d'une féérie dont le poète Octavio Paz a livré la formule : « Le football est magique parce que le ballon est rond. »

Une exposition sera consacrée ici même à cette passion du football, dans les prochains mois. Elle est particulièrement pertinente, et rappellera que Dürrenmatt, génie littéraire, fut aussi un personnage populaire, proche de la culture populaire.

Moins d'un mois après son discours à Václav Havel, Friedrich Dürrenmatt, le 14 décembre 1990, cassait sa pipe. Sa fameuse pipe, dont il partageait le goût avec son grand ami Max Frisch et qui chez lui cachait souvent un sourire à la fois sarcastique et doux.

Je dois finir, aujourd'hui, par l'expression d'un regret : celui du prix Nobel de littérature, que Friedrich Dürrenmatt aurait amplement mérité. Mort trop jeune ? Sa façon presque drôle, en tous les cas très dürrenmattienne, de tirer sa révérence en pleins préparatifs de la fête sur le point d'être organisée pour son de son septantième anniversaire, a coupé court à toute possibilité d'un discours de Stockholm.

C'est là que la mort est terriblement injuste : elle empêche à jamais de réparer les erreurs, ou les oublis.

Mais précisément il nous incombe de dribbler la mort, en l'honneur des vieilles ruses de l'humanité pour la déjouer. La dribbler, comme Maradona, comme Garrincha. Comme Kafka. Comme Dürrenmatt.

Les Archives sont le contraire d'un cimetière : elles sont un vivier, de postérité, d'éternité.

Vous en êtes, dans ce Centre Dürrenmatt, la parfaite illustration, puisque vous donnez à voir un double trésor, littéraire et pictural, pour l'offrir à la saine curiosité du public. Le regard est, on le sait, le plus sûr signe de vie. Ici, vous accueillez les regards, vous les faites se croiser - selon ce que Pierre Klossowski appelait joliment les « lois de l'hospitalité ».

25 ans du Centre Dürrenmatt